Le comte Regnaud de Saint-Jean d’Angély, bras droit de Napoléon,

châtelain en Vallée de Montmorency (1760-1819)


Michel Regnault, par Gérard

Celui qui fut propriétaire du Pavillon Saint-lambert à Eaubonne de 1800 à 1806 et du Château de la Chaumette à Saint-Leu-la-Forêt (actuel établissement du Rosaire) a joué un rôle capital aux grandes heures du Consulat et de l’Empire. La personnalité hors du commun de cet avocat et son parcours politique exemplaire méritent d’être mieux connus.

Un homme de caractère

Cette forte personnalité est très bien résumée par son contemporain Louis Jérôme Gohier, président du directoire au 18 brumaire, qui avait également sa résidence de campagne à Eaubonne, dans l’autre château de Saint-Lambert1. Dans ses Mémoires, publiées en 1824, Gohier écrit :

« Regnaud de Saint-Jean-d’Angély fut un des orateurs les plus distingués du gouvernement impérial, un de ceux qui, en sachant mieux se prévaloir du crédit que lui donnèrent ses talents extraordinaires, a fait le moins de mécontents. Personne n’était plus obligeant que lui ; mais né avec des passions fortes, bien des femmes n’osaient approcher de sa personne qu’en tremblant. Ses amis ( car il en avait beaucoup ) le ménageaient moins sur sa redoutable réputation que Bonaparte lui-même, qui dans les moments où il se montrait le plus sévère à son égard, le traitait toujours en homme dont il pouvait difficilement se passer. Et qui aurait pu le remplacer à la tribune surtout ? … Il fut, dans les dernières années de l’empire surtout, un des conseillers d’état qui montrèrent le plus de caractère, celui qui parla le plus courageusement dans toutes les circonstances en faveur des droits imprescriptibles des peuples, et contre tous les genres d’oppression dans lesquels de misérables courtisans voulaient engager le chef de l’empire »2

L’historien Olivier Blanc, dans une biographie très complète parue en 20023, écrit : « Sans Michel Regnaud de Saint-Jean d’Angély, l’histoire de Napoléon se serait probablement écrite autrement ».

Un début de carrière comme avocat

Michel Louis Étienne Regnaud naît à Saint-Fargeau, dans l’Yonne, le 3 novembre 1760. Son père, né à Paris, avocat au Parlement, est président du bailliage de Saint-Fargeau. Sa mère, Marie Madeleine Bénigne Allenet, appartient à l’une des grandes familles de Saint-Jean d’Angély, en Saintonge (actuelles Charentes-Maritimes). Michel Regnaud est donc un roturier. La même année naît également à Saint-Fargeau Michel Le Peletier, dont les parents, le comte et la comtesse Le Peletier de Saint-Fargeau, possèdent de nombreuses terres en Bourgogne, dont un château et des terres à Saint-Fargeau, seigneurie fraîchement érigée en comté. L’acte de baptême de Michel Regnaud mentionne le comte et la comtesse comme parrain et marraine. Le roturier Michel Regnaud et le noble Michel Le Peletier se retrouvent confiés à la même nourrice. Puis, lorsque les enfants sont en âge de lire, on autorise Michel le roturier à profiter de l’enseignement du précepteur de Michel le noble. En 1771, les deux Michel se retrouvent à Paris au collège du Plessis-Sorbonne, rue Saint Jacques. Michel Le Peletier reçoit le titre d’avocat du Roi au Châtelet en 1777, tandis que Michel Étienne Regnaud est obligé d’arrêter ses études et de s’engager comme lieutenant de la prévôté de marine à Rochefort, car son père, devenu aveugle, ne peut plus assurer la vie de la famille. Voulant tout de même devenir avocat, Regnaud se rend périodiquement à Paris, finit par passer ses examens à Poitiers et, en 1784, il est reçu conseiller avocat du Roi en la sénéchaussée de Saintonge.

Il ouvre un cabinet d’avocat à Rochefort, se pose aussitôt en défenseur des faibles et des opprimés, et le succès est immédiat. Olivier Blanc écrit : «  Ennemi de l’autoritarisme aveugle, du despotisme ministériel et de l’obscurantisme religieux, le bouillant avocat plaida avec chaleur contre l’injustice, se faisant un devoir de prendre la défense des victimes de l’arbitraire »4. Il devient franc-maçon, à la loge d’Orient de Saint-Jean d’Angély.

L’engagement dans la Révolution

En 1789, la situation financière de l’État est catastrophique et Loménie de Brienne, contrôleur général de finances, est contraint de convoquer les États Généraux (ce qui n’a pas été fait depuis 1614), qui seuls ont compétence pour l’adoption de nouveaux impôts. Ces États Généraux rassemblent des représentants de la Noblesse, du Clergé et du Tiers-État. En 1614, ces trois ordres ont été représentés de façon égale, mais, sous la pression des bourgeois, Louis XIV accepte le doublement des représentants du Tiers-État. L’élection des députés doit s’accompagner de la rédaction d’un cahier de doléances.

Regnaud, dont on a remarqué les prises de position, les idées libérales et les brillante relations à Paris, est d’abord un des quatre rédacteurs élus par le Tiers, puis est finalement élu député du Tiers des communes du bailliage de Saint-Jean d’Angély. Il s’installe à Versailles. Son frère de lait, Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, est élu député de la noblesse de Paris.

Le 7 mai 1789, Regnaud, âgé de 28 ans, participe donc à la cérémonie d’ouverture de cette nouvelle assemblée, qui deviendra l’Assemblée Nationale. C’est alors qu’il ajoute Saint-Jean-d’Angély à son nom pour se démarquer de plusieurs homonymes, dont un procureur au Parlement de Paris. Lors de ses interventions, il s’affiche comme un réformateur modéré, se rangeant aux côtés de ceux qui veulent concilier la royauté et les idées nouvelles. Il se fait remarquer en réclamant vigoureusement le rétablissement et le contrôle de l’ordre public, ainsi qu’en soutenant pratiquement toutes les positions du ministre des finances Necker. Il fait la connaissance d’André Chénier et contribue à la rédaction du Journal de Paris, dont le poète est le principal rédacteur. Il est présenté par ce dernier à Madame de Bonneuil, créole célébrée dans les élégies du poète sous le nom de Camille, et qui deviendra par la suite la belle-mère de Regnaud.

Le 7 mai 1791, il demande que le droit de cité dans les colonies soit étendu aux affranchis, quelle que soit leur couleur de peau, n’étant pas favorable à l’abolition totale de l’esclavage, dont il redoute les conséquences imprévisibles. Marqué par l’œuvre de Voltaire, il combat les privilèges du clergé et, en mai 1791, il fait voter le transfert des cendres de Voltaire au Panthéon.

Aux côtés de la monarchie

Après la fuite de Louis XVI à Varennes, Regnaud s’oppose par tous les moyens à la campagne entreprise par les républicains en vue d’obtenir la déchéance du roi. De même, lorsqu’il apprend qu’une fête patriotique est organisée sur le Champ de Mars, le 17 juillet 1791, pour obtenir la déchéance du roi, il demande que la Municipalité de Paris soit autorisée à proclamer la loi martiale dans le cas où l’ordre public serait menacé. En dépit d’une opposition vigoureuse, le décret est adopté séance tenante. La fête se transformera effectivement en bain de sang, des provocateurs tirant sur la garde nationale, obligeant celle-ci à riposter.

En septembre 1791, la rédaction de la Constitution est terminée et Louis XVI jure solennellement « d’employer tout le pouvoir qui lui est délégué pour faire exécuter et maintenir la Constitution ».

Leur mission étant terminée, les députés de l’Assemblée nationale constituante se séparent le 30 septembre 1791. Regnaud reprend son activité d’avocat à Paris, tout en rédigeant des articles critiques sur les travaux de l’Assemblée législative pour l’Ami des Patriotes ou Le Défenseur de la Constitution. Un camarade d’études, Maret, lui sert d’observateur à l’Assemblée législative et lui fournit la matière à ses articles5.

Regnaud exprime toujours avec force son attachement à la monarchie et, le 12 août 1792, il prend la tête du bataillon formé par les membres du club siégeant dans les locaux de l’ancien monastère des Filles de Saint-Thomas pour détourner les assaillants venus des faubourgs pour envahir le château des Tuileries. Il participe ensuite à la protection rapprochée de la reine Marie-Antoinette lorsque la famille royale est conduite et enfermée à la tour du Temple.

Regnaud se retrouve alors sur la liste des proscrits, comme André Chénier, qui s’enfuit en Normandie, et est obligé de se cacher. Le 2 septembre, commence le massacre des prisonniers royalistes. 1200 personnes sont égorgées dans des conditions ignobles. Après ces massacres, Regnaud sort de sa cachette et est obligé de s’expliquer et de se justifier auprès du comité de surveillance de sa section. Il est blanchi des accusations de participation à des manœuvres souterraines contre-révolutionnaires.

L’annonce du procès du roi est pour Regnaud l’occasion de se distinguer à nouveau. Avec André Chénier, il s’engage dans une tentative de corruption des parlementaires pour obtenir un vote de l’assemblée sauvant Louis XVI de la peine de mort. Cette tentative échoue : 361 députés sur 721 votants décident la mort immédiate du roi, dont Michel Le Peletier, sur lequel Regnaud pensait pouvoir compter, et le duc d’Orléans, cousin du roi. Opposé au régicide jusqu’au bout, Regnaud appuie le baron de Batz dans une tentative vaine de faire enlever Louis XVI sur le chemin de l’échafaud.

Le temps de la clandestinité

En octobre 1792, la Convention met en place un gouvernement révolutionnaire et institue une justice révolutionnaire pour punir les traitres et contraindre les citoyens à l’obéissance par « la terreur ». Le 5 septembre 1793, est constituée l’armée révolutionnaire de l’Intérieur et la Terreur est mise à l’ordre du jour. Sont déclarés prévenus de haute trahison « tous ceux qui, n’ayant rien fait contre la liberté, n’ont cependant rien fait pour elle ». Les victimes de la Terreur en 1793 et 1794 seront de l’ordre de 40 000 personnes.

Regnaud, suspecté de sympathies orléanistes ou girondines, est arrêté le 22 avril 1793, passe quatre mois en cellule à Douai, puis obtient d’être placé sous surveillance chez lui. À la veille du vote de la loi sur les suspects, il décide d’entrer en clandestinité sous le nom de Desrichard. Il s’installe sous ce nom rue du Bac et sa compagne, Louise Augustine Chénié, le ravitaille au péril de sa vie. Le 12 thermidor an III, Louise donne le jour à un petit garçon, déclaré sous le nom d’Auguste Michel Etienne Desrichard. Elle meurt le mois suivant. Michel Regnaud reconnaît l’enfant comme le sien, et sous son véritable nom, le 24 novembre 1794.

Le mariage avec Laure de Bonneuil

Enfin libre de circuler dans Paris, il crée un fond de commerce et recommence à voir ses amis qui ont échappé à la Terreur. Un de ces amis, Antoine Vincent Arnault, entraîne Michel Regnaud au château de La Chaumette6 à Saint-Leu (appelé Clairefontaine pendant la période révolutionnaire), propriété de Louis Marie Hutot de Latour, maire de Saint-Leu, administrateur des hôpitaux militaires. Son oncle, M. de Bonneuil, qui s’est séparé de son épouse, s’y est retiré au moment des massacres de septembre avec ses trois filles. La troisième de ces filles, Augustine Françoise Éléonore Guesdon de Bonneuil, dite « Laure », est immédiatement séduite par la prestance de Regnaud, qui succombe également à la beauté de la jeune fille, de 16 ans sa cadette. Le mariage a lieu au cours de l’été, le 13 fructidor an II, à La Chaumette et le jeune Auguste, l’enfant de Michel Regnaud est aussitôt adopté par Laure. Antoine Arnault épousera une sœur de Laure.

Regnaud suit toujours avec attention les événements politiques, excite les esprits contre la Convention et se retrouve décrété d’arrestation par celle-ci. Il est obligé de se terrer à Saint-Leu jusqu’à ce que le nouveau Directoire vote, le 4 brumaire an IV, une loi d’amnistie.

Le temps des affaires

Après Vendémiaire, Bonaparte est nommé général en chef de l’armée d’Italie. Regnaud cherchant un emploi, Hutot de Latour appuie sa candidature pour une place d’administrateur des hôpitaux de l’armée d’Italie, et la famille Regnaud part alors à Milan. L’activité s’avère très lucrative, plutôt douce, avec de nombreuses réceptions, et Bonaparte apprécie rapidement ce nouvel administrateur tandis que Laure et Joséphine de Beauharnais deviennent amies.

De retour d’Italie, en janvier 1798, Regnaud s’est considérablement enrichi. Il peut racheter La Chaumette de Saint-Leu et il y reçoit beaucoup. Le 17 mai 1798, Bonaparte décide de l’emmener avec lui en Égypte. L’île de Malte est occupée au passage et Regnaud, malade, y reste, prenant le titre de commissaire civil du Directoire, avec une commission de neuf membres choisis par le général en chef. En huit mois, Regnaud abolit le régime féodal de l’île, proclame l’égalité des droits, supprime l’esclavage, réforme la fiscalité, organise la santé publique et crée des tribunaux de commerce. Le Directoire, qui n’a pas vu cette nomination d’un bon œil, ordonne alors son remplacement et Regnaud est rappelé à Paris.

Le patrimoine foncier du clergé, transformé en Biens Nationaux en 1790, est mis en vente dès la fin de 1790, à bas prix, avec de longs délais de paiement (20 % comptant, et le reste en 12 ans à 5 % d’intérêt). La bourgeoisie est la grande bénéficiaire de ces ventes. C’est dans ce cadre qu’est effectuée la vente de l’abbaye du Val, à Mériel, à Louis Nicolas Varlet et Eloy Coutan. Ce dernier va acquérir peu à peu l’ensemble des terres de l’abbaye et lègue à sa mort en 1805 le domaine à son fils Louis Joseph Auguste7. Ce domaine deviendra en 1806 la résidence des Regnaud.

Les biens des nobles immigrés, confisqués par la loi du 28 mars 1793, sont mis en vente en 1799. Si quelques parcelles sont achetées par les paysans, les grands bénéficiaires sont, là encore, les bourgeois. Regnaud en profite pour se constituer un important patrimoine immobilier : plusieurs maisons à Paris, une maison de campagne et sa métairie près de La Rochelle, un domaine agricole en Gironde, et un hôtel à Saint-Jean d’Angély.

À son retour d’Égypte, Bonaparte intègre Regnaud au groupe d’hommes avec lesquels il compte mener son coup d’État du 18 brumaire an VII (9 novembre 1799). Regnaud intervient dans sa conception, dans la rédaction des manifestes et dans l’élaboration de la nouvelle constitution. Il est nommé, le 25 décembre 1799, conseiller d’État. Le 10 septembre 1803, Regnaud prend la présidence de la section de l’Intérieur du Conseil d’État et la conservera jusqu’à la fin de l’Empire et pendant les Cent-Jours. Il figure au premier rang des rédacteurs du Code Civil, du Code de commerce et des conseils des prud’hommes.

Le châtelain d’Eaubonne

Le 28 février 1800, les Regnaud achètent à Eaubonne le château habité jusqu’en 1796 par Saint-Lambert, appelé aujourd’hui Château Philipson (10 rue de Soisy). Ils le font aménager au goût du jour pour les brillantes réceptions qu’ils y organisent.

Le salon de Madame Regnaud est un des plus appréciés de la capitale, largement ouvert à l’esprit, aux talents, à la science. Laure témoigne d’un réel goût pour la culture et les Beaux Arts, prend des leçons de chants et charme ses amis de sa belle voix. Elle participe même à quelques concerts de Sébastien Erard qui vient d’inventer le piano.

Laure et Michel Regnaud de Saint-Jean d’Angély peints par Gérard

Michel et Laure forment ce qu’il est convenu d’appeler un très beau couple. En 1800, Laure a 24 ans. Ses contemporains la décrivent comme une femme très belle, ayant « de l’esprit et de l’instruction, des talents et tout ce qu’il faut au cœur pour de solides amitiés : c’est une femme qu’on recherche, qui plait et qu’on aime quand on la connaît »8Plusieurs peintres l’ont prise comme modèle : Andrea Appiani, Gérard (qui expose son portrait au Salon de l’automne 1799), Mme Vigée-Lebrun. Elle pose également pour les sculpteurs : Canova, Lorenzo, Bartolini, Houdon.

Cette même année, Michel Regnaud a 40 ans. Il est décrit comme une homme au « visage aux traits réguliers où perce un regard d’aigle », « de stature moyenne avec des formes athlétiques »9. Son portrait par Gérard est exécuté à cette époque. Olivier Blanc retranscrit un portrait du caractère de Regnaud, établi par Tribaudeau :

« Violent, colère, et pourtant excellent camarade, bonhomme et très obligeant, quelquefois jusqu’à la faiblesse ; il était entièrement dévoué au Premier Consul, à sa gloire, à sa puissance ; mais c’était un courtisan qui conservait extérieurement de la rondeur et une certaine familiarité qui pouvait passer pour de l’indépendance »10.

Une affaire qui l’honore

L’activité de Regnaud au Conseil d’État est intense. Olivier Blanc a vérifié sa participation à 981 dossiers. La force qu’il met en œuvre pour défendre ses convictions est inchangée. L’affaire des juifs d’Alsace et de Lorraine, citée par Olivier Blanc11, en est un brillant témoignage. Plusieurs propriétaires de ces régions s’étaient trouvés surendettés après avoir fait appel à des prêteurs juifs qui pratiquent l’usure. Ils ont hypothéqué leurs biens immobiliers et se plaignent auprès de l’empereur que « la presque totalité du sol allait passer aux mains des juifs ». Mathieu Molé, auditeur au Conseil d’État chargé du dossier, juge que le mal dont se plaignent Alsaciens et Lorrains n’est nullement exagéré et préconise une série de « mesures d’exception pour parer au mal constaté et en prévenir le retour ». Regnaud se dit choqué que Molé se permette un tel avis. Molé répond :

« Les juifs expient leurs crimes, j’en suis convaincu. Rien ne peut explique leur situation, même aux yeux de la raison, sans admettre la malédiction dont ils ont été frappés. Mais je ne crois pas que nous devions nous rendre les exécuteurs de l’arrêt prononcé contre eux. Ils sont des hommes et à ce titre nous avons, et les Gouvernements ont, certains devoirs à remplir envers eux. Le premier c’est de les initier aux pratiques des vertus civiles et à une morale qui les fasse cesser d’être si nuisibles aux Chrétiens au milieu desquels ils vivent et dont la protection peut seule les dérober à la prévention et souvent à la colère qu’ils excitent ».

Regnaud l’interrompt :

« Je ne puis adopter votre point de départ. Les juifs sont avilis par la longue oppression sous laquelle le préjugé chrétien les a fait gémir. Soumettez-les aux mêmes lois, accordez-leur les mêmes conditions qu’aux autres hommes, ne faites pas une exception pour leur culte ni pour leurs croyances à ce grand principe que la,liberté de conscience, la plus précieuse des conquêtes de 1789, et vous les verrez bientôt se relever de leur abaissement et abandonner les fausses maximes à l’aide desquelles ils pratiquent l’usure et qui n’ont été pour eux qu’un moyen de défense, une revanche, ou, si vous voulez, une vengeance tirée de leurs oppresseurs ».

Napoléon, qui a pourtant des préventions contre les juifs, se rallie finalement à l’idée que Regnaud a défendue avec énergie. En juillet 1806, l’exercice du culte juif est officiellement autorisé.

En janvier 1803, Michel Regnaud entre à l’Académie Française. Le 2 octobre 1803 le conseiller est créé chevalier de la Légion d’Honneur, puis, le 13 juin 1804, grand officier. Il obtiendra la décoration suprême de grand aigle en 1813.

Les splendeurs de l’abbaye du Val

En 1806, Regnaud échange avec Louis Joseph Coutan12 son Pavillon Saint-Lambert d’Eaubonne, accompagné d’une somme de 90 000 F, contre l’ancienne abbaye du Val, qu’il fait transformer par l’architecte Alexandre Lenoir en résidence somptueuse13, avec salon de réception et chambre de maître dans l’ancien réfectoire des religieux, orangerie dans la salle du chapitre et la sacristie, salle à manger et billard dans le bâtiment attenant au cloître. Les cellules des moines servent à loger les nombreux invités aux fêtes splendides données par le comte et la comtesse. Le dessin de Regnaud est de faire du Val une propriété familiale pour plusieurs générations.

L’abbaye du Val au début du XVIIIe siècle

Le 21 avril 1808 Regnaud reçoit le titre de comte d’Empire et fait dessiner ses armoiries. Il est alors ministre d’État, secrétaire de l’État et de la famille impériale, fonction de confiance de notaire impérial pour laquelle il est amené à formuler les actes du mariage civil de Jérôme Bonaparte, celui de la princesse Stéphanie avec le prince d’Arenberg, ou à inscrire l’acte de naissance du futur Napoléon III ou du roi de Rome. Il joue un rôle majeur dans la procédure de séparation du couple impérial en 1809.

Blason du comte Regnaud de Saint-Jean d’Angély

Les guerres napoléoniennes

À partir de 1808, Napoléon décide d’engager la France dans une guerre de conquêtes injustifiées, qui conduiront à sa chute. Gohier, toujours dans ses Mémoires, raconte en ces termes l’entrevue de l’empereur et de Regnaud, à la veille de la campagne de Russie :

« Lorsque Napoléon fut sur le point de partir pour la folle campagne de Russie, Regnaud se rendit dans son cabinet, et ne lui cacha pas combien les peuples étaient inquiets :

– On attribue, lui dit-il, à une ambition qui ne peut être satisfaite que par la conquête du monde, la guerre que vous allez recommencer. De grâce, dites-nous où il vous plaira vous arrêter : depuis longtemps, il n’est plus question du Rhin et du Danube ; vous arrêterez-vous sur la Vistule, la Dvina ou le Tanaïs ? Quand on saura les bornes que vous vous imposez à vous-même, les inquiétudes seront fixées.

Napoléon, après un instant de silence, lui répondit avec véhémence :

– On veut savoir où nous allons ? Où je planterai de nouvelles colonnes d’Hercule ? Nous allons achever l’Europe, et tomber ensuite comme des brigands sur des brigands moins courageux que nous, qui se seront rendu maîtres des Indes, et nous en emparer ! »

Et Gohier d’ajouter :

« Regnaud, sortant du cabinet de napoléon les larmes aux yeux, dit au conseiller d’Etat qui m’a rapporté ce trait :

– Le malheureux se perdra ! Nous perdra nous-mêmes ! Perdra tout ! »

Le fils de Michel Regnaud, Auguste, après une formation d’officier au prytanée de Saint-Cyr, puis à l’École Militaire de Saint-Germain rejoint comme sous-lieutenant le régiment des hussards en Russie. Il se distingue dans le campagne de saxe, est nommé lieutenant en 1813 et membre de la légion d’honneur. En 1814 il fait partie de l’État Major impérial et promu capitaine pour sa conduite au cours du combat de Reims.

En 1814 le désenchantement à l’égard de l’Empire est total et la restauration de la monarchie apparaît comme un promesse de retour à la paix, d’équilibre, d’ordre. Le 6 avril Napoléon abdique et part pour l’île d’Elbe. Le 24 avril, Louis XVIII débarque sur le sol de France. Le 29 juin, est nommé un nouveau Conseil d’État, dont Michel Regnaud, jugé trop bonapartiste, est écarté.

Au centre de la conspiration pour le retour de Napoléon

Selon les rapports de la police secrète, la résidence des Regnaud à Mériel, Le Val, devient durant l’exil de l’empereur sur l’île d’Elbe, un foyer d’opposition bonapartiste, qui informe Napoléon du mécontentement du peuple vis-à-vis de la monarchie et du flot de critiques de la presse contre le gouvernement. Napoléon décide de s’enfuir de l’île d’Elbe, débarque le 1er mars 1815 au Golf Juan, monte vers Paris porté par les mouvements révolutionnaires, et, le 20 mars couche aux Tuileries dans un palais déserté par Louis XVIII. Michel Regnaud, aussitôt nommé président de section au Conseil d’État, participe à l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Il retrouve son titre de ministre d’État, secrétaire d’État à la famille impériale. Son fils Auguste est attaché à l’empereur comme officier d’ordonnance et est élevé au grade de chef d’escadron au cours de la journée de Waterloo, le 18 juin 1815. Mais l’issue funeste de cette bataille emporte Napoléon, qui est sommé par la chambre des députés d’abdiquer. Le 22 juin, il le fait, en faveur de son fils, mais, en l’absence de celui-ci, les deux chambres désignent un gouvernement provisoire, puis décident du retour de Louis XVIII.

L’exil

Le 24 juillet 1815, une ordonnance royale met Michel Regnaud sur la liste des exilés qui doivent quitter Paris dans les trois jours pour être placés en résidence surveillée en province. Il demande alors un passeport pour partir en Amérique. Le 5 septembre, il embarque au Havre avec son fils Auguste et, le 22 octobre, s’installe à New-York où réside Joseph Bonaparte.

Le 21 mars 1816, par ordonnance royale, il est exclu de l’Académie française.

Le 5 février 1817, Auguste repart pour la France, où il rejoint Laure dans la résidence du Val, à Saint-Leu. Ils vont tout mettre en œuvre pour défendre l’honneur du comte Regnaud. Le 24 avril 1817, Louis XVIII, jugeant offensant certains propos de Laure dans une lettre écrite à son mari et saisie par la police, ordonne l’arrestation de la comtesse et d’Auguste. Malgré la mise en œuvre de plusieurs escadrons autour de la propriété du Val, Auguste parvient à s’enfuir, mais Laure est capturée et conduite à la Conciergerie du Palais. Auguste se réfugie en Hollande.

Louis XVIII décide d’expulser de France la comtesse Regnaud, tandis que le comte embarque pour la Hollande où il arrive le 18 août 1817. À son arrivée, il est intercepté et placé sous surveillance avec son épouse à Aix-la-Chapelle. Renaud souffre de crises de goutte urique se transformant en accès délirant. Devant une menace d’internement en Prusse, le couple doit chercher une asile politique en Styrie, puis en Bohême, puis finalement, en janvier 1818, en Belgique où se trouvent les Arnault.

Les derniers temps

L’ordonnance de 1819 rappelle en France tous les exilés. Les Regnaud prennent aussitôt la route du retour pour arriver à Paris le 10 mars. Épuisé par le voyage Michel Renaud succombe le lendemain à une forte crise de goutte et une hydropisie de poitrine. Il est inhumé au Père-Lachaise.

En apprenant sa mort, Louis XVIII aurait dit14 :

« C’est un homme à regretter. Il ne méritait pas les chagrins dont les circonstances l’ont accablé ! Ses connaissances profondes en administration m’eussent été précieuses ! Bonaparte a eu du bonheur dans le choix de ses hommes d’État. C’est qu’il les connaissait de longue main. Il les avait vus par lui-même, et il les employait selon leurs capacités ».

Étienne de Jouy fait en 1838, devant les académiciens, l’éloge de la conduite de Michel Regnaud : « Les règles de sa conduite furent en toutes circonstances, la modération sans faiblesse, la loyauté sans ménagement, la fidélité sans restriction à la religion du serment ! ».

Épilogue

Auguste Regnaud, réintégré dans l’armée en 1828, est successivement nommé colonel, général de brigade, général de division, puis représentant du peuple à l’Assemblée législative. Grand officier de la Légion d’Honneur, il commande le corps expéditionnaire de la Méditerranée en 1849. Pour s’être illustré comme général pendant la campagne d’Italie en 1859, il est fait Maréchal de France par Napoléon III. Nommé premier vice-président du Sénat, décoré grand-croix de la Légion d’honneur, il meurt le 22 février 1870, âgé de 76 ans, sans descendance.

Le Maréchal Auguste Regnaud de Saint-Jean-d’Angély

Bien que n’ayant pas séjourné à Eaubonne – si ce n’est durant son enfance, de 6 à 12 ans – Auguste Regnaud de Saint-Jean d’Angély intéresse indirectement l’histoire de cette commune dans la mesure où, sans enfants, il adopte la fille de sa seconde épouse, Flore Angélique Mongrard (née au Havre le 31 août 1834, décédée à Paris 16ème le 7 juin 1917). Celle-ci épouse à Paris, le 29 avril 1854, Edmond Davillier (né à Gisors le 1er octobre1824, mort à Paris 8ème le 20 septembre 1854), parent des Davillier qui ont illustré l’histoire d’Eaubonne. Edmond sera autorisé par décret du 2 novembre 1864 à s’appeler Davillier-Regnault de Saint-Jean d’Angély puis, par décret du 20 novembre de la même année, à relever le titre de comte porté par son beau-père.

À la mort du comte, la comtesse Laure Regnaud de Saint-Jean d’Angély se retire dans sa propriété du Val. Mais, ne pouvant faire face aux frais d’entretien, elle est obligée de vendre des terrains, jusqu’à l’abandon total en 1828. Elle reste profondément attachée au bonapartisme, fonde un club politique et publie plusieurs œuvres à la gloire de Napoléon et de l’Empire : Napoléon, en 1851, l’Empire, en 1852, La France est constante, qui sera publiée en 1758 après sa mort, le 8 février 1857. Elle est enterrée au Père-Lachaise, aux côtés de son mari.

Le domaine des Regnaud à Mériel, l’ancienne abbaye du Val, s’est malheureusement retrouvé, en 1845, entre les mains d’un entrepreneur, Lucien Puteaux, qui démolit les ¾ des bâtiments pour en utiliser les pierres dans ses chantiers parisiens15. L’opération ne s’avéra pas rentable, en raison du coût du transport, et le bâtiment des moines fut épargné. En 1886, il fut racheté par M. Chauchat, qui consolida les ruines. Le monument fut classé Monument Historique en 1947 et d’importants travaux de restauration ont été entrepris en 1961. L’association des Amis de l’Abbaye Notre-Dame du Val, fondée par Serge Foucher et Jean Lassalie, met tout en œuvre pour maintenir la vie dans ces bâtiments par l’organisation de concerts, expositions et conférences, ou encore par des tournage de films (Les Rois Maudits, de Josée Dayan en 2005).

L’abbaye du Val en 2007 (photo Clicsouris)

À Eaubonne, le Pavillon Saint-Lambert, avec une partie de son parc, aux arbres aujourd’hui âgés de plus de 200 ans, a échappé aux promoteurs. Légué à la ville en 1983 par son dernier propriétaire, le préfet Philipson, il accueille des associations sociales et culturelles.

Château Philipson (côté cour) (Photo J. Rioland)

Jacques Rioland,

Cercle historique et archéologique

d’Eaubonne et de la Vallée de Montmorency,

et Valmorency,

septembre 2010.

Bibliographie

– Blanc (O.), L’éminence grise de Napoléon, Regnaud de Saint-Jean d’Angély, Paris, Éd. Pygmalion, 2002.

– Foucher (S.), Notre-Dame du Val, abbaye cistercienne en Val-d’Oise, Éditions du Valhermeil, 1998, 290 p.

– de Visme (A.), Essai historique sur Eaubonne, Paris, Champion, 1914. Réédité en 2003 (reproduction en fac-similé), Paris, Le Livre d’histoire, 2003 (Impr. Lorisse). 108 p. Couv. ill. en couleurs. (Monographies des villes et villages de France).

– Regnault (A.), Histoire du Conseil d’État, Paris, Auguste Vaton éditeur, 1851, p.361- 370

1 Connu sous le nom de Petit Château, rue Georges V

2 Louis-Jérôme Gohier, Mémoires, Paris, P. Bossange, 1824 (2 vol).

3 Olivier Blanc, L’éminence grise de Napoléon – Regnaud de Saint-Jean d’Angély, Ed. Pygmalion, 2002.

4 Idem, p. 24.

5 Idem, p. 49.

6 Aujourd’hui, collège privé « Le Rosaire », 39 rue Général de Gaulle à Saint-Leu-La-Forêt.

7 Serge Foucher, Notre-Dame du Val, abbaye cistercienne en Val-d’Oise, Éditions du Valhermeil, p. 129.

8 Duchesse d’Abrantes, citée par Olivier Blanc, op.cit., p. 77.

9 Olivier Blanc, op.cit., p. 30.

10 Idem. p. 114.

11Idem, p. 173.

12 Louis Joseph Coutan sera maire d’Eaubonne de 1812 à 1816.

13 Serge Foucher, op. cit., p. 131.

14Ano, Mémoires d’une femme de qualité sur Louis XVIII, III, 1829-1830, pp. 379-380.

15Serge Foucher, op. cit., p. 141